CHAPITRE VI
Les notes incessantes, dissonantes, laminaient le système nerveux de Rohel. Il ne savait pas si cette particularité de Kahmsin avait un lien quelconque avec la présence de la sonde de surveillance mais il comprenait que, si elle n’avait pas provoqué le cataclysme attendu, la formule avait mobilisé les défenses de la planète et déclenché cette polyphonie protectrice. Les sons étaient des armes d’autant plus redoutables que l’univers était formé d’ondes, de vibrations (et le Mentral appartenait à cette catégorie). Elles agissaient progressivement sur le cerveau, paralysaient les centres moteurs, le dépouillaient de sa volonté, de sa cohérence, de son énergie.
Sa démarche était devenue mécanique et seul son instinct de survie, aiguisé par sa formation de princeps et ses cinq années passées au service du Jahad, le poussait à continuer, à progresser au milieu des herbes couchées par les rafales, à enjamber ou contourner les failles qui se dissimulaient sous ses pas. Sa veste et sa chemise détrempées pesaient des tonnes, tout comme Lucifal dont le fourreau de cuir lui battait la hanche et la cuisse gauches. Il s’enfonçait parfois jusqu’aux genoux dans des flaques de boue mais, repoussant la tentation de s’allonger sur le sol et d’attendre que la mort vienne le délivrer de ses tourments, il s’arrachait à la terre meuble et avançait droit devant lui, indifférent aux gouttes épaisses et aux pétales qui lui cinglaient le visage.
Sa mémoire reconstituait peu à peu les événements qui avaient précédé la tempête…
Une femme se détache du groupe et s’avance vers lui. Sa combinaison grise s’orne de barrettes noires sur le haut des manches et sur le col qui traduisent un rang hiérarchique supérieur. Elle pointe le canon de son vibreur à manche nacré sur le bas-ventre de Rohel et le toise d’un regard condescendant. Bien qu’elle soit encore jeune, des rides profondes sillonnent son visage encadré d’une épaisse chevelure blonde, traces d’une existence aventureuse, excessive.
— Tu ne nous auras fait courir qu’un jour et une nuit, déclare-t-elle d’une voix traînante. On t’avait pourtant décrit comme beaucoup plus coriace que ça !
— Qui est donc ce « on » ? demande-t-il d’un ton neutre.
Elle renverse la tête en arrière et émet un petit rire de gorge.
— Tu ne le sauras que lorsque tu seras en sa présence. On nous avait également précisé que tu étais plus dangereux qu’un serpent et que nous avions intérêt à te cryogéniser si nous voulions éviter les mauvaises surprises… Désolé, sire déserteur : je te trouve à mon goût et, en temps ordinaire, je t’aurais volontiers proposé de prendre un peu de bon temps dans ma cabine. Mais ma situation actuelle m’interdit de mélanger les affaires et le plaisir. J’ai besoin de la prime offerte pour ta capture.
Elle lève le canon de son vibreur sur sa gorge. Les lamentations des fleurs et les grognements des molosses donnent à la scène une ambiance d’exécution capitale. Il répugne d’habitude à recourir à la formule, car ses effets sont totalement imprévisibles, et il ne tient pas à sacrifier des vies innocentes. Mais Kahmsin est en apparence déserte – une impression renforcée par la présence de la sonde. Les syllabes du Mentral se pressent dans sa gorge, impatientes d’accomplir l’œuvre de destruction pour laquelle elles ont été conçues.
Il surveille l’index de la femme, crispé sur la détente du vibreur, se jette au sol une fraction de seconde avant que l’onde cryogénisante ne jaillisse de la gueule du canon et, tout en roulant sur les herbes, entrouvre la bouche et prononce les redoutables phonèmes. Une pluie d’ondes crépite autour de lui. Puis un grondement monte des entrailles du sol, la terre s’ouvre sous ses pieds, il bascule dans le vide, franchit plusieurs mètres en chute libre, se rattrape in extremis à une saillie rocheuse. Par-dessus son épaule, il voit s’abîmer des silhouettes désarticulées dans le gouffre. La terre n’a tremblé qu’une seule fois mais de véritables trombes tombent des nues éventrées, rendant la roche et la terre glissantes…
Aveuglé par les aspersions de boue, il parvient à franchir à la force des bras les cinq ou six mètres qui le séparent de la surface. Exténué, allongé sur les herbes, il vérifie que Lucifal n’est pas tombée de son fourreau et observe les environs. Les autres failles qui se sont créées çà et là ont scindé la troupe des pirates – ceux qui ont eu la bonne fortune de ne pas être happés par les crevasses – en petits groupes isolés les uns des autres. Certains molosses ont échappé à leurs maîtres déséquilibrés mais, terrifiés, paniqués, ils poussent des hurlements de terreur, courent dans tous les sens, oublient de se jeter sur l’homme qu’ils ont pisté pendant des heures et que, quelques secondes plus tôt, ils ne songeaient qu’à mettre en pièces.
Rohel repère un vibreur à demi enfoui dans la terre, probablement abandonné par un pirate avalé par une faille. Il s’en approche en rampant, évitant de se relever pour ne pas attirer l’attention sur lui. Il en nettoie le canon, désamorce le cran de sécurité et presse la détente. La gueule métallique vomit une onde blanche et ronde qui fige les herbes quelques mètres plus loin. Alors il se redresse et, couvert de boue de la tête aux pieds, longe la fissure jusqu’à ce qu’il puisse l’enjamber et reprendre la direction de la rivière. La densité de la pluie, renforcée par la nuée de brindilles et de pétales soulevés par le vent, lui permet d’atteindre son but sans encombre.
Au moment où il s’apprête à pénétrer dans l’eau, une ombre silencieuse se précipite sur lui. Un molosse, un véritable tueur comme l’indiquent son approche silencieuse et ses canines aussi affûtées que des poignards. Il surgit de la grisaille, le percute de plein fouet, l’envoie rouler dans l’herbe et cherche immédiatement sa gorge…
Rohel sent le souffle chaud du fauve sur son torse, perçoit les claquements sinistres de ses crocs, le grognement qui s’échappe de sa gueule entrouverte, feint d’accepter sa défaite pour endormir la méfiance de son agresseur, puis passe son bras armé au-dessus du flanc noir et palpitant. Le molosse, averti par son instinct, tente de dégager son museau du fouillis des vêtements de sa proie, mais l’onde le cueille au niveau de la croupe et il s’effondre, cryogénisé, après une série de spasmes. Le Vioter le repousse de l’épaule, balaie les environs du regard puis, constatant que personne ne s’intéresse plus à lui, saute dans l’eau.
La pluie et les glissements de terrain ont gonflé la rivière boueuse, tumultueuse. Il perd pied et, plutôt que d’affronter les remous, il se laisse porter par les courants, gardant une main sur la poignée de Lucifal. Si, en apparence, le Mentral n’a pas bouleversé l’écosystème de Kahmsin, il l’a peut-être modifié en profondeur et entraîné une cascade de réactions en chaîne dont les effets se feront sentir ultérieurement…
Frigorifié, Le Vioter remonte sur la berge quelques centaines de mètres plus loin et marche en longeant le cours d’eau. Il constate que d’autres crevasses, plus ou moins larges, sillonnent la plaine, que la modification de la topographie entraîne parfois la rivière à sortir de son lit et à se ruer dans les failles. D’autres tremblements de faible amplitude, des secousses de rappel sans doute, agitent la croûte planétaire…
La tempête avait redoublé de violence au fur et à mesure que s’étaient égrenées les heures. Il avait dû parfois s’asseoir et s’accroupir dans les herbes pour ne pas être renversé par le vent. Des averses de grêlons gros comme le poing avaient martelé la terre et l’avaient contraint à se protéger la tête de ses mains. Les pétales et les brindilles formaient un nuage tellement dense autour de lui qu’il ne distinguait rien à plus de trois mètres et qu’il devait s’arrêter pour ne pas risquer de tomber dans une crevasse. Puis, lorsque les bourrasques avaient dispersé les éclats végétaux, il reprenait sa route.
Peu à peu un malaise insistant, sournois, s’était emparé de lui. Une nausée qui n’était provoquée ni par la faim, ni par le froid ou l’humidité, mais par le chœur lancinant qui montait des entrailles du sol éventré et des fleurs déchiquetées. Il avait eu la très nette impression que la planète utilisait les sons pour se défendre des agressions, pour se régénérer, pour éliminer ceux qu’elle considérait comme des intrus. Sur certains mondes, la flore diffusait des parfums de défense, des effluves vénéneux qui, à la première inhalation, tuaient les hors-monde dépourvus de défenses immunitaires olfactives. Sur d’autres, des héliotropes composaient des bouquets de couleurs vives, changeantes, hypnotiques, dont la contemplation prolongée plongeait les visiteurs imprudents dans un coma dépassé appelé le « chromosommeil ».
Les sons paraissaient provenir de nulle part et de partout à la fois. Tantôt il croyait déceler une note isolée en passant devant une corolle démantelée par la grêle, tantôt il lui semblait que les éléments de la planète, le vent, la terre, la flore, s’exprimaient d’une seule voix, que les vibrations restaient indissociables les unes des autres. Il discernait pourtant un bourdon grave qui n’était pas seulement le fait du crépitement de la pluie, des sons aigus qui se détachaient avec netteté des sifflements du vent.
Plus étrange, il avait parfois la sensation que ces variations sonores s’agençaient en une sorte de langage qui résonnait à l’intérieur de lui. Il pensait alors capter le chant télépathique de Saphyr, mais il n’éprouvait ni la même chaleur ni la même douceur que lorsque la féelle traversait en pensée l’espace et le temps pour l’assurer de son soutien. Il n’avait plus perçu ses communications depuis qu’il avait quitté la planète Stegmon, et l’espoir, ravivé pendant les quelques secondes que duraient ces murmures, s’éteignait en abandonnant un goût de cendres. Son cœur se serrait à l’idée que les Garloups, exaspérés par l’attente, impatients de conquérir les mondes recensés, avaient exécuté leur prisonnière. Il avait beau refuser cette éventualité, elle se frayait un chemin dans son esprit, elle s’imposait à lui comme une évidence.
Vivante, Saphyr aurait capté sa détresse et se serait débrouillée pour manifester sa présence, comme elle l’avait fait à maintes reprises depuis qu’il avait quitté Déviel. Mais il ne ressentait plus ce lien à la fois ténu et sensible qui les avait unis pendant leurs sept années de séparation, il avait le sentiment d’avoir perdu une partie essentielle de lui-même, d’être une coquille vide, d’errer sans but comme ces pétales arrachés de leur corolle et dispersés par le vent. Un ressort s’était brisé en lui et la vengeance ne serait sans doute pas un mobile suffisant pour le pousser à combattre les Garloups. En un éclair de lucidité, il songea qu’il serait préférable de confier Lucifal à quelqu’un d’autre. L’épée de lumière, ce présent offert par des dieux oubliés, serait plus utile dans les mains d’un homme ou d’une femme animés par le désir sincère, brûlant, de servir la cause de l’humanité.
D’un geste las, il essuya les brindilles et les particules de boue qui lui empoissaient les cils. Il repéra des taches claires entre les collines aux courbes douces qui se dressaient une cinquantaine de mètres plus loin. Il affina son observation et finit par distinguer deux silhouettes vêtues de robes blanches et chargées de sacs colorés qui progressaient dans une direction perpendiculaire à la sienne. À la manière qu’avaient leurs vêtements de se gonfler et de se soulever, il les avait d’abord pris pour des glisseurs à voile.
Même s’ils n’appartenaient pas à l’équipage des pirates, Rohel décida d’observer la plus grande prudence et de les suivre à distance. Comme on ne distinguait aucune habitation dans les environs – restait la solution des terriers, un système de logements assez courant dans les déserts d’herbe –, il s’agissait selon toute probabilité de voyageurs, une hypothèse que semblait valider la présence des sacs. Il estima également peu vraisemblable qu’ils fussent les membres d’une tribu nomade : ils n’étaient que deux et leurs vêtements paraissaient inadaptés à l’environnement. Peut-être étaient-ils tout simplement des amateurs de sensations fortes, des hors-monde qu’un vaisseau viendrait rechercher après leur séjour aventureux sur Kahmsin ?
Animé d’un regain d’énergie, il accéléra l’allure et se rapprocha d’eux. Ils ne l’avaient pas remarqué, trop accaparés par leur lune contre les éléments. Pliés en deux, ils baissaient la tête pour offrir le moins de surface possible à l’emprise du vent, mais les incessants gonflements de leurs robes ralentissaient leur allure. De temps à autre, ils lançaient des regards furtifs par-dessus leur épaule. L’aspect sommaire de leurs baluchons et leur fébrilité apparente montraient qu’ils n’affrontaient pas la tempête de Kahmsin par plaisir mais qu’ils fuyaient quelque chose ou quelqu’un. La pluie et les débris végétaux soulevés par le vent rendant la visibilité quasi nulle, seul un réflexe de peur pouvait ainsi les pousser à surveiller leurs arrières.
Rohel ne prendrait pas un très grand risque à les aborder. Ils n’étaient pas armés – du moins ne portaient-ils rien d’autre que des bottes de tissu sous leur robe – et ils pourraient peut-être l’aider à se sortir de cette situation difficile. Il pressa donc le pas et combla rapidement l’intervalle.
La fille se retourna la première, alertée par une soudaine sensation de présence. Elle poussa un hurlement de terreur lorsque ses yeux gris et or se posèrent sur Le Vioter. Âgée de dix-sept ou dix-huit ans, elle était d’une grande beauté en dépit de la fatigue, du chagrin et de l’anxiété qui creusaient son visage. Un bandeau maculé de sang lui ceignait le front. Ses lèvres exsangues tremblaient de froid et de peur. Elle tirait nerveusement sur le bas de sa robe pour l’empêcher de se relever et de dévoiler son corps.
Son compagnon, un garçon blond à peine sorti de l’adolescence, parcourut encore une vingtaine de mètres avant de s’apercevoir que sa compagne était restée en arrière. Le chant lancinant de la planète l’avait empêché d’entendre l’exclamation de surprise de la jeune fille. Lorsqu’il se retourna, ses yeux s’agrandirent d’effroi, il lâcha son sac et se précipita vers le nouvel arrivant.
Le Vioter eut tout le temps de tirer le vibreur cryogénique de la poche de sa veste, de débloquer le cran de sécurité et de lâcher une rafale d’ondes blanches à quelques pas du garçon, qui se figea sur place et lança un regard inquiet à la fille. Ils étaient visiblement liés par un sentiment très fort, presque palpable. Leurs traits étaient empreints d’une pureté irréelle, angélique.
— Je ne vous veux aucun mal, déclara Rohel. Je cherche seulement un moyen de quitter cette planète et de regagner la Seizième Voie Galactica. Mon vaisseau a été dérouté et abattu par des pirates de l’espace.
— Cette bataille à l’orée de l’atmosphère, c’était vous ? demanda la fille.
Sa voix mélodieuse, comme forgée dans un creuset d’harmonie, déclencha des frissons sur la peau de Rohel.
— Ils ne m’ont laissé aucune chance, répondit-il. Ils ont ouvert le feu dès que j’ai émergé de mon hypsaut. Je croyais au départ avoir affaire à de simples pillards, mais ils se sont lancés à mes trousses après avoir fouillé le vaisseau. Ils m’ont rattrapé ce matin mais j’ai pu leur échapper à la faveur de la tempête.
— Pourquoi vous poursuivent-ils ? demanda le garçon d’un ton rogue.
Ses yeux papillonnaient sans cesse du vibreur braqué sur lui au fourreau de cuir qui dépassait de la veste de Rohel. Son corps délié apparaissait par intermittences sous sa robe giflée par le vent.
— Je sais seulement qu’ils veulent me cryogéniser pour me livrer à un mystérieux commanditaire, répondit Le Vioter qui désigna son arme d’un mouvement de menton. J’ai récupéré ce cryogéniseur lorsque s’est produit le tremblement de terre.
La fille reposa à son tour son sac entre les herbes et s’assit dessus. Des rigoles couraient sur son visage, sur son cou, se répandaient sur sa poitrine et son ventre par l’échancrure de son vêtement. Le vent plaquait sur ses joues et son front ses cheveux détrempés.
— Nous avons également ressenti la secousse, soupira-t-elle d’un ton las. (Le Vioter dut tendre l’oreille pour saisir ses paroles dans le vacarme environnant.) Les anciens n’ont jamais mentionné ce genre de phénomène en plus de cinquante saisons de tempêtes musiciennes. Nous avons gravement offensé Kahmsin, Joru. Nous aurions dû accepter de payer le prix de notre faute…
Elle paraissait à bout de forces. Ses paroles, sa blessure à la tête et leur jeunesse confortèrent Le Vioter dans l’idée qu’ils étaient en fuite.
— Je croyais que les sondes débarrassaient Kahmsin des vibrations parasites des hors-monde, fit le garçon.
— J’appartiens probablement à cette catégorie, avança Rohel, puisque j’ai reçu la visite d’une sphère ronde qui ressemblait à une sonde de surveillance.
La fille releva la tête et le fixa d’un air incrédule.
— Impossible ! Elle n’avait pas vos coordonnées cellulaires dans son fichier. Elle vous aurait tué.
— Ce n’est qu’une machine de type discursif. Les comportements incohérents la rendent passablement idiote.
Les yeux du garçon s’agrandirent d’étonnement. L’eau dégouttait de ses cheveux et chassait les divers brindilles et pétales collés sur sa peau ou sur son vêtement.
— Qui êtes-vous exactement ?
— Je vous l’ai dit, un homme pourchassé par une meute de pirates de l’espace. Vous êtes vous-mêmes en fuite, n’est-ce pas ?
Après s’être consultés du regard, ils conservèrent un mutisme prudent.
— Nous aurions intérêt à nous associer, reprit Le Vioter. Votre connaissance de ce système peut m’être utile.
— Et vous ? Que nous apportez-vous en échange ? lança le garçon.
— Mon arme. Vous risquez d’en avoir besoin pour conserver votre liberté.
La fille se releva d’un bond, comme mue par un ressort. Sa colère faisait ressortir l’or de ses yeux.
— Il est hors de question que vous vous serviez de votre arme contre les choristes impériaux ! cria-t-elle. Nous avons déjà provoqué la colère de Kahmsin et…
— De quelle manière ? coupa-t-il d’un ton tranchant.
— Nous… nous avons transgressé la règle de chasteté de la Psallette.
L’aveu lui arracha un sourire. Ces deux-là s’aimaient à l’évidence d’un amour tellement sincère qu’ils ne pouvaient en aucun cas offenser l’univers, mais leur innocence, leur pureté en faisaient les proies toutes désignées des religieux, des fanatiques, de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, cherchaient à emprisonner la vie.
Il pouvait leur accorder sa confiance, il était, comme eux, un homme qui cherchait à exprimer l’amour, une flamme d’humanité que cherchaient à souffler les soldats du néant. En leur compagnie, il retrouvait un peu de cette combativité, de cette énergie vitale qui l’avaient déserté depuis que le lien télépathique avec Saphyr s’était rompu.
— Vous n’êtes en rien responsable de la colère de Kahmsin, dit-il en pressant le cran de sécurité du vibreur.
— Vous n’êtes qu’un hors-monde ! riposta la fille. Vous ignorez les mécanismes qui régissent cette planète.
Le Vioter glissa l’arme dans la poche de sa veste et dévisagea son interlocutrice.
— C’est moi qui ai provoqué cette tempête, affirma-t-il en détachant chacune de ses syllabes.
Elle se rassit sur son sac, posa les coudes sur les genoux et le menton sur ses mains croisées.
— Vous êtes bien présomptueux, sire ! Les tempêtes musiciennes sont très courantes en cette période.
— Vous avez dit tout à l’heure que la terre n’avait jamais tremblé en plus de cinquante saisons.
— Je suppose que ce genre de phénomène s’est déjà produit dans un lointain passé.
La pluie diminua légèrement mais le vent continua de souffler avec la même ardeur. Les sons qui montaient de la terre humide transperçaient le corps de Rohel, vibraient en lui avec une telle intensité qu’il peinait à rester debout.
— Vous ne vous posez pas la question de savoir pourquoi ces pirates se sont lancés à ma poursuite ?
D’un geste, le garçon l’invita à poursuivre.
— Ce n’est pas moi qu’ils recherchent, mais une formule qui a la propriété de bouleverser les écosystèmes. Je suis le seul dans l’univers à la détenir. J’ai été placé dans l’obligation de la prononcer lorsqu’ils ont voulu me cryogéniser. Je pensais que ce monde était inhabité, que je ne risquais donc pas de tuer des vies innocentes. Elle a provoqué une secousse qui a éventré la terre et m’a permis de leur échapper.
Il avait prononcé ces paroles avec la force de l’évidence, sans appuyer ses effets ou chercher à les convaincre.
— À vous entendre, cette soi-disant formule provoque davantage de dégâts qu’une bombe lumineuse ! s’écria le garçon.
— Elle concentre en elle toute la puissance destructrice du son. Elle a nécessité six siècles de recherches aux physiciens du Chêne Vénérable, une Église qui veut étendre son hégémonie sur l’ensemble des mondes recensés.
— Comment avez-vous réussi à la leur prendre ? demanda la fille avec une pointe d’ironie. Les trésors les plus précieux sont en général les mieux gardés.
— J’ai appartenu à leur service secret, le Jahad, pendant cinq années universelles. J’étais bien placé pour surveiller l’avancement de leurs travaux.
— Les pirates de l’espace qui vous poursuivent ont-ils un rapport avec ces prêtres ?
— Je ne le crois pas. Le Chêne Vénérable n’a pas pour habitude de confier ses affaires à des tiers. En dehors de l’Église, les hommes informés de l’existence de cette formule sont très peu nombreux.
— Pourquoi nous avoir mis dans la confidence ?
— Pour vous témoigner ma confiance. Nous sommes désormais liés par un secret.
Le garçon et la fille se concertèrent en silence, comme si chacun cherchait dans les yeux de l’autre la confirmation de sa propre impression.
— Votre histoire me semble plausible, avança la fille. Nous accordons nous-mêmes la plus grande importance aux sons, au chant plus exactement, puisque nous faisons… nous faisions partie du chœur impérial de Cham.
Elle lui relata brièvement les raisons de leur présence sur Kahmsin, le début de leur liaison, leur condamnation à mort, leur évasion. Elle lui confia également que leur alliée, la fadièse, la marraine de Joru, leur avait promis de leur envoyer un vaisseau à la fin de la saison des tempêtes musiciennes.
— Vous pourrez peut-être en profiter pour gagner Cham et, là-bas, trouver un hypsaut.
— Dans combien de temps s’achève la saison des tempêtes ?
— L’empereur et sa cour débarqueront sur Cham dans un mois et demi pour entendre le chœur final, le chant dont la qualité conditionnera l’année à venir.
— Trop long ! dit Le Vioter. Je dois me rendre à Déviel dans les plus brefs délais.
Il bouillait maintenant d’impatience de savoir si les Garloups avaient exécuté Saphyr, ainsi que semblait l’indiquer la rupture de leur lien télépathique.
— Nous n’avons pas d’autre solution à vous proposer, sire, dit la fille d’un air désolé.
— Peut-être pouvez-vous exploiter le désarroi des pirates pour leur subtiliser leur vaisseau ? suggéra le garçon.
— Risqué, objecta Le Vioter. Il est probablement surveillé par des hommes d’équipage restés en arrière. Et il y a de grandes chances qu’il soit truffé de système de sécurité, d’identificateurs cellulaires ou vocaux. Ces gens-là prennent soin de leur outil de travail.
La pluie cessa, des pans de ciel bleu apparurent par les déchirures des nuages, mais le vent, qui n’avait pas désarmé, souleva un brusque tourbillon de pétales et de brindilles. La cacophonie des éléments se transforma progressivement en un grondement sourd et prolongé.
— Nous ne devrions pas rester là, proposa la fille. La tempête va bientôt s’apaiser et les autres vont se lancer à notre recherche.
Rohel l’approuva d’un hochement de tête.
Ils marchèrent jusqu’au crépuscule de Nu. Les rayons des astres diurnes avaient séché leurs vêtements, les avaient réchauffés, revigorés. Les fleurs s’étaient de nouveau écloses et avaient recommencé à exhaler leur parfum et leurs bruissements mélodieux.
Ils suivirent la rivière jusqu’à ce qu’elle se jette dans un gouffre et disparaisse dans les entrailles de la terre. Rohel envisagea un moment d’explorer la bétoire, de chercher une grotte où ils pourraient passer une ou plusieurs nuits à l’abri des éléments et des hommes, mais il se rendit compte que les parois, lisses, humides, n’offraient aucune prise. Le fracas de l’eau sur la roche, deux ou trois cents mètres en contrebas, soulevait un formidable vacarme. Des vultures noirs planaient au-dessus de l’aven, plongeaient de temps à autre dans les remous à une vitesse foudroyante, en ressortaient avec un poisson argenté coincé dans l’étau de leur bec, s’éloignaient à grands coups d’aile de leurs congénères en poussant des trompettements de défi.
À la tombée de la nuit, Joru et Ilanka interrogèrent leur nouveau compagnon du regard. Ils s’étaient spontanément placés sous sa responsabilité, non seulement parce qu’ils étaient jeunes mais également parce qu’ils venaient de quitter une organisation hiérarchisée – c’était surtout vrai pour Ilanka, qui avait donné quatre années de sa vie au chœur impérial – et qu’ils avaient instinctivement besoin de recréer une structure autoritaire.
Il décida de prendre la direction d’un massif montagneux dont l’ombre gigantesque barrait partiellement la ligne d’horizon. Les ténèbres les surprirent au beau milieu de la plaine, là où l’herbe rase, parsemée de plantes piquantes et de pierres rondes, ne proposait aucune possibilité de refuge. Bien que le ciel assombri, clouté d’argent, laissât présager une nuit paisible, Ilanka et Rohel dénouèrent les tissus colorés qui avaient servi à confectionner les sacs et érigèrent des abris rudimentaires qu’ils consolidèrent avec des pierres. Joru alluma le réchaud à énergie magnétique, versa l’eau d’une gourde dans un récipient métallique et prépara un repas à base de bliz, qui avait la propriété de tripler de volume à la cuisson.
Affamé, Le Vioter trouva un goût savoureux à cette nourriture pourtant sommaire. Ils écoutèrent pendant quelque temps les chuchotements à peine perceptibles du vent sur l’herbe rase, puis ils s’allongèrent sous les tissus. Même s’ils avaient pris la précaution de séparer les abris d’une bonne vingtaine de mètres, Rohel entendit nettement les gémissements des deux amants qui exploraient avec avidité les territoires de leurs sens.
Sa gorge s’imprégna d’amertume. Le destin l’avait-il condamné à ne plus jamais connaître le bonheur dans les bras de Saphyr ?